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En Algérie, la Kabylie transformée en brasier

Les bénévoles s’organisent pour venir en aide aux sinistrés touchés par des incendies ayant causé la mort d’au moins 69 personnes.

REPORTAGE /LE MONDE
Tizi Ouzou ­ envoyée spéciale Safia Ayache

Sur le boulevard Krim­ Bel­kacem, à Tizi Ouzou, en Kabylie, des dizaines de volontaires se sont préci­ pités pour vider les camions char­gés de packs d’eau, de denrées ali­mentaires et de matelas. Les dons, entreposés à même le sol, sont ré­ partis dans des camionnettes qui fileront ensuite vers les villages de haute Kabylie et les quartiers de la ville où ont été accueillies les fa­ milles évacuées des zones mena­ cées par les flammes.

« Nous avons lancé un appel sur les réseaux so­ciaux et depuis les dons affluent de tous les coins d’Algérie », explique Samir Halit, président d’une asso­ciation de quartier du centre ­ville. L’homme aux yeux rougis par la fatigue précise que les bénévoles ont «pu couvrir 988 villages de la région en deux jours ».

Depuis le 9 août, le nord de l’Al­gérie est touché par des incendies d’une rare violence – « d’origine criminelle », a déclaré le ministre de l’intérieur, Kamel Beldjoud –, qui ont déjà causé la mort d’au moins 69 personnes, 41 civils et 28 militaires, selon les bilans offi­ ciels. Jeudi 12 août, la protection civile algérienne faisait état de cent départs de feu dans quinze wilayas (régions) du pays, dont 38 rien que dans la province de Tizi Ouzou, à cent kilomètres à l’est de la capitale, Alger.

Sentiment d’abandon
Cette région de Kabylie, connue pour ses nombreux villages per­chés au sommet des montagnes boisées, s’est transformée en bra­ sier. « C’est catastrophique, je n’ai jamais vu des feux comme ceux ­là », lâche Mahmoud Hessas, qui habite Aïn Bouyahia, un vil­lage de la commune de Beni Douala, à vingt minutes au sud­ est de Tizi Ouzou.

« Nous avions pris l’ habitude de gérer les feux mais, cette fois, c’est incontrôla­ ble », confie, hébété, cet homme d’une cinquantaine d’années qui se remémore l’incendie meur­ trier de 1993. A l’époque, le feu avait ravagé des centaines d’hec­ tares d’oliveraies et causé la mort de trois personnes de la région.

Dans la zaouïa – sanctuaire reli­gieux – d’Akal Aberkane, à la sortie de Beni Douala, Mahmoud Hessas coordonne avec plusieurs béné­ voles l’accueil de centaines d’habi­tants d’Aït Mesbah, un village de 8 000 âmes encerclé par les flam­mes. Des femmes, vêtues de la fouta kabyle, une étoffe aux cou­ leurs orangées nouée autour de la ceinture, prennent leur mal en pa­tience. Depuis le parvis qui sur­ plombe la route menant à Aït Mesbah, elles observent avec in­ quiétude les quelques véhicules de pompiers et de gendarmes qui montent vers le village. « La région est trop vaste, ces hélicoptères ne suffisent pas », commente Djamila A.,une habitante d’Aït Mesbah,les yeux rivés vers le ciel.

L’Etat a dé­ployé « au moins deux grands héli­coptères Mi­26 de l’armée et quatre hélicoptères de la protection civile. Tous font de la lutte anti­incen­die », précise Akram Kharief, spé­cialiste des questions de défense, joint par téléphone.

Ces moyens semblent dérisoires pour les villageois touchés par les flammes qui se sentent abandon­ nés par les autorités. Comités et as­ sociations locales ont pris le relais pour organiser les secours et l’éva­cuation des villages. « Personne ne nous a prévenus pour nous dire de partir. Ce sont les villageois qui ont donné l’alerte car les feux avançaient », poursuit Djamila A. «On a seulement eu le temps de prendre nos papiers d’identité et notre livret de famille », intervient une autre femme, accompagnée de son fils et de son mari.

Depuis le début des incendies, plusieurs villageois ont tenté de retourner sur les lieux, en vain. « On pense que la situation est maîtrisée mais chaque fois les feux repartent », ajoute Djamila A., ré­fugiée à la zaouïa. Ici, les sinistrés peuvent se reposer et profiter des repas préparés par les bénévoles.
« Heureusement, tout est mis à no­tre disposition. J’ai même pu voir un médecin. Ça nous permet de te­nir mentalement », poursuit cette femme aux cheveux noirs qui se dit soulagée qu’il n’y ait pas eu de pertes humaines dans son village.

Critiquées pour leur gestion des feux, les autorités algériennes ont sollicité l’Union
européenne pour l’envoi de Canadair

Sur la route sinueuse qui tra­verse des pans de montagne calci­nés, les cortèges de camions­ citer­nes font des allers­ retours inces­sants. L’été, caniculaire, est mar­qué par des pénuries d’eau. De nombreux jeunes de la région, foulard sur le nez et pelle à la main, s’entassent à l’arrière des camion­ nettes. Ils se rendent dans les villa­ges toujours menacés pour aider les habitants qui tentent de cir­conscrire les feux, mais les vents forts attisent les flammes et font monter de larges colonnes de fu­mée qui noircissent le ciel et pro­voquent une fine pluie de cendre.

« J’ai soigné plusieurs jeunes qui avaient des blessures légères et des irritations aux yeux », explique Ra­zika Kareb, infirmière qui gère le poste médical installé dans l’une des pièces de la zaouïa. A l’aide d’un pharmacien de la commune, cette femme de 40 ans, elle aussi originaire d’Aït Mesbah, fait l’in­ventaire des médicaments dont elle dispose. «J’ai tout ce dont j’ai besoin pour les urgences », dit­-elle en montrant le sérum physiologi­que, l’alcool, les pansements et le tulle gras fournis par des associa­ tions et des particuliers.

« Enfants traumatisés »
Jeudi, vingt tonnes de médica­ments ont été offertes aux hôpi­taux de la wilaya par le groupe pharmaceutique public Saidal. Au centre hospitalier universitaire de Tizi Ouzou, déjà surchargé par les nombreux cas de Covid­19, des tentes blanches ont été dressées pour accueillir les blessés. Les grands brûlés, au nombre de vingt­ quatre dont neuf enfants, ont été transférés vers deux struc­tures spécialisées d’Alger, tandis que d’autres sont pris en charge à l’hôpital de Sidi Belloua, à quel­ques kilomètres de Tizi Ouzou. Une équipe médicale, composée de près de trente médecins spécia­lisés, s’est déplacée vers la Kabylie, a annoncé le ministère de la santé.

Critiquées pour leur gestion des feux, les autorités algériennes ont finalement sollicité l’Union euro­ péenne pour l’envoi de Canadair, dont le pays ne dispose pas. La France a mis à disposition trois avions dont deux bombardiers d’eau, entrés en action jeudi après­ midi. Dans une allocution diffu­sée dans la soirée par la télévision publique, le président Abdelmad­jid Tebboune a fait savoir que deux autres avions du même type et en provenance d’Espagne étaient at­tendus vendredi.

Le chef de l’Etat a appelé à « l’unité nationale ».

« A plusieurs reprises, les autori­tés ont émis des appels d’offres et des commissions. La question de l’acquisition de Canadair date des années 1980, mais il n’y a jamais eu de décisions prises. La seule ac­tion concrète a été l’achat d’héli­coptères bombardiers d’eau en 2012 », souligne Akram Kharief.
En attendant, les gestes de soli­darité se multiplient. Des boîtes, sur lesquelles sont notés les noms des villages touchés par les feux, sont disposées au milieu des rou­tes de Tizi Ouzou pour inciter les automobilistes à faire des dons. Les particuliers mettent à disposi­tion leur appartement pour aider des familles devenues sans abri, tandis que les propriétaires d’une salle des fêtes abritent un grand nombre de sinistrés.

« Depuis le 9 août, nous avons ac­ cueilli les gens de Larbaa Nath Ira­ then et maintenant de Beni Douala, il y a une cinquantaine de femmes et autant d’hommes. Les cas de Covid ont été isolés dans des chambres à part, explique Anaïs Kesraoui, une biologiste bénévole d’une vingtaine d’années. Des gens ont perdu leur maison. Une des femmes âgées a perdu ses deux enfants. On a dû l’emmener à l’hô­pital à la suite du choc.»

« C’était terrible, inoubliable. Les enfants sont traumatisés », raconte une habitante de Larbaa Nath Ira­ then dont la maison a été « englou­tie par les flammes». Le 11 août, c’est dans cette commune compo­sée de 25 villages et située dans le centre­ est de la wilaya de Tizi Ouzou qu’une foule en colère a battu à mort puis brûlé un trente­naire qu’elle accusait d’être un py­ romane. La scène filmée et diffu­sée sur les réseaux sociaux a cho­qué et provoqué l’indignation au sein de l’opinion algérienne.
Dans un communiqué, rendu public jeudi, le ministère de la jus­tice a annoncé l’ouverture d’une enquête « afin de révéler l’identité des auteurs et de les traduire de­vant la justice ». Abdelmadjid Teb­boune a annoncé le même jour l’arrestation de 22 personnes ac­cusées d’être des pyromanes, dont onze à Tizi Ouzou.

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